Ticuna. Peuple d'Amazonie : Retour sur l'expo-immersion au MÜM
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Si en ce début d’année 2020 le confinement dû au covid-19 nous prive de nos visites culturelles et rencontres constructives entre passionnés d’art tribal, il a le mérite de nous obliger à ralentir le rythme de nos vies quotidiennes ; mettons à profit cette pause pour redécouvrir nos propres collections qui, à la maison ou au bureau, nous sont devenues quelque peu invisibles, se fondant dans notre environnement. Il nous libère aussi du temps pour explorer nos bibliothèques en parcourant les nombreux ouvrages poussiéreux que nous n’avons pas encore vraiment ouverts ; du temps aussi pour revenir sur l’année écoulée et, pour moi, de vous emmener au cœur de la forêt amazonienne au travers de l’exposition temporaire du Musée du Masque de Binche dédiée au corpus artistique des Ticuna, peuple ancestral d’Amazonie. Rendons-nous donc dans l’ouest du Brésil, non loin des frontières péruvienne et colombienne.
Dans ce billet, j’ai joint des photos personnelles prises dans la réserve naturelle de Tamshiyacu-Tahuayo au Pérou, son environnement très similaire à celui de la région des Ticuna me paraît compléter de façon pertinente le contenu de l’exposition, figurines et masques traditionnels, ainsi que les reconstitutions impressionnantes de réalisme mises en place par Olivier Desart et son équipe.
Selon le mythe créateur, cette grande peuplade d’Amazonie appelée Magüta — “peuple repêché avec un bâton” — jusqu’à l’arrivée des colons occidentaux au XVIIème siècle, puis Ticuna — “hommes peints en noir” — serait sortie des eaux du fleuve brésilien Eware après que la divinité Ngutapa eut créé le monde comprenant sa faune et sa flore exceptionnellement abondantes.
En ces lointaines contrées équatoriales où se bousculent une infinité de formes de vie animales et végétales, agressives et pacifiques, diurnes et nocturnes, terrestres et aquatiques, le monde des hommes est inextricablement lié à la nature sauvage qui l’entoure. La culture et l’art sont, ici peut-être davantage que partout ailleurs dans les sociétés animistes traditionnelles, profondément imprégnés des créatures et des esprits de la brousse.
La Fête de la Nouvelle Fille : rite de passage
La cosmogonie et les croyances Ticuna sont tout naturellement organisées autour de la forêt qui les entoure. Ainsi, on retrouve plusieurs divinités dont les rôles et représentations sont variés mais qui possèdent tous un rôle religieux, social ou moral. À l’instar de groupes ethniques d’autres continents, on retrouve chez les Ticuna un rituel initiatique appelé Fête de la Nouvelle Fille. Cette initiation féminine se déroule dans une grande hutte de plus de 60 mètres carrés, similaire à celle recréée dans le musée pour l’occasion. Cette initiation longue de plusieurs jours est dédiée au passage de l’état d’enfant à celui d’adulte chez la jeune femme qui, pour la première fois, a ses menstruations. À cette occasion, des personnages masqués représentant des entités bien spécifiques apparaissent et inculquent à la jeune femme les codes moraux et sociaux dont elle devra faire montre afin de conserver la bienveillance des esprits.
Les entités de la forêt - Masques et costumes
Parmi les masques traditionnels, on retrouve divers personnages mythiques.
Yoi, fils du dieu Ngutapa, qui fit émerger les Ticuna de la rivière. Bienveillant, il s’oppose à son frère malveillant appelé Ipi qui avec Ocae, un autre personnage néfaste, est à l’origine des créatures dangereuses et des parasites ennemis des hommes.
Curupira et Mapinguari, protecteurs de la forêt peuvent être représentés par des masques mais aussi par des figurines. Leur allure surnaturelle effrayante, sortes de yetis tropicaux, inspire la crainte. Curupira peut néanmoins se montrer bienveillant.
On peut aussi nommer Beru, protectrice des fruits et Wüwürü propriétaire et gardien des palmiers buriti. Yureu, garant de l’organisation sociale et des bonnes mœurs, lutte contre l’inceste et la consanguinité. Mawu et O’ma, Yewae et Toü sont encore d’autres entités apparaissant en diverses occasions et dont les pouvoirs concrets peuvent être ressentis.
Les masques Ticuna sont fabriqués en bois léger (balsa) et/ou en liber d’écorce blanc, rouge ou brun, le tururi, qui est posé sur une armature des fibres végétales. Le tururi est la couche intermédiaire entre l’écorce et le tronc d’arbre. Il est obtenu en tapotant l’arbre avec un bâton puis est retravaillé, lavé et séché. Les peintures appliquées ensuite sur le tururi sont faites de pigments naturels et le bois est recouvert d’une résine noire. Parfois des poils, des dents, des crânes ou des mâchoires d’animaux sont ajoutés aux masques.
Ces entités se répartissent l’enseignement et la mise en application du respect de la nature et des esprits mais aussi des traditions et normes morales dont les interdits. Elles possèdent toutes une histoire, une personnalité et des caractéristiques physiques propres.
Les Ticuna rattachent aux humeurs de ces entités des choses inexplicables telles que la foudre, les tempêtes et d’autres événements de la forêt et du cosmos.
Un autre récit mythologique est celui du dauphin rose de l’Amazone appelé Boto. Ce récit ne se limite pas au groupe Ticuna, on le retrouve en effet dans la tradition orale d’autres peuplades amazoniennes. À nouveau, cette fable comporte une morale sous-jacente. L’entité séduisante tentant de camoufler sa vraie nature a pour but d’emmener les jeunes insouciants charmés vers le monde sous-terrain. Il est donc de coutume de se méfier de cette espèce lorsqu’on l’aperçoit. Bien sûr, Boto intervient également lors de la fête de la Nouvelle Fille mais la famille de la jeune fille la protège et la prémunit du charme mortel de la passion.
Nature et culture : des patrimoines menacés
Depuis l’arrivée des Occidentaux en Amérique du Sud, la menace pesant sur la forêt, ses habitants et leur culture n’a cessé de croître. Avec l’appât du gain bravant les enseignements des entités bienveillantes de la forêt, le risque est grand de voir disparaître définitivement ces patrimoines de tradition orale et naturels uniques. Dans cette optique de reconnaissance et de préservation, le musée a décidé de dédier cette exposition à l’un des figures de proue du peuple Ticuna : Pedro Inacio Pinheiro Ngematücü. Ardent défenseur au vécu bien chargé, lui-même victime des dérives de la colonisation, il fut décoré du prestigieux prix Roma Brasilia Città della Pace en 1991 pour son engagement dans la défense des droits humains. L’équilibre harmonieux entre l’Homme et la nature est en danger, et par là, les moyens de subsistance sont menacés eux aussi.
Pour le plaisir des yeux, voici encore quelques photos prises in situ et dans l’exposition.
Un catalogue interactif est mis à disposition via ce lien.
Cette exposition n’aurait pas été possible sans Daniel De Vos, passionné de l’Amazonie et ami des Ticuna.